Je reviens du Pérou. Un pays si fidèle, par endroits, à son propre folklore, qu’on se croirait dans un rêve, dans un film, dans un lieu où le réel a mis les voiles pour laisser place au décor d’une bonne photo de vacances. Observer le monde se farder pour plaire au voyageur - celui qui fait les pays et les monuments au lieu de les regarder... Voilà un sujet qui traine en moi comme une vieille toux, et je ne voudrais pas radoter. Pas encore. Aujourd’hui, je voudrais parler d’une émission de télévision.
Il se trouve que j’ai eu l’honneur de faire ce voyage aux côtés de Péter. Un jour, alors que nous nous promenions près du grand lac dont le nom m’échappe, il m’a dit adorer "Rendez-vous en terre inconnue". Pour ceux qui l’ignorent, le dispositif de l'émission est toujours le même: déplacer une célébrité francophone à la peau blanche avec un présentateur, Monsieur Lopez, dans une ethnie à la peau brune, à l’écart de la société moderne. Le film dure 90 minutes. Dans une interview, Monsieur Lopez parle d'aventure extrême, de rencontre, d'émotions vraies, d'éthique. Son émission se veut respectueuse des peuples, humaniste et propre.
Péter semblait convaincu. J’ai d’abord cru à une blague, Péter est très farceur. Mais ses yeux étaient embués. Cette émission l’émeut et le transporte véritablement. Alors j’ai décidé de regarder. J’ai été abasourdi, interloqué, épuisé. Je ne vous comprends pas, je ne comprends pas Péter. Alors aujourd'hui, je sors mon Robert.
« Ethique : n. f. Science de la morale, art de diriger la conduite. »
Au cours de l'émission, Monsieur Lopez me répète que ces peuples sont très loin - "TROIS jours de voyage" m’assène-t-il plusieurs fois - et très menacés. Mais par quoi exactement ? Ah oui, c’est vrai. Par la modernité. J’avais oublié.
"Ces gens-là n’ont rien et pourtant, ils gardent toujours le sourire... que va-t-il se passer lorsqu’ils auront accès à la télévision, à Internet ?"
Là, j’ai ri. Vous qui vous accrochez à ce que vous possédez, vous ne pouvez (voulez ?) comprendre que ces gens vous ressemblent et qu’ils désirent une télé, internet, un portable, beaucoup d’argent : les mêmes choses que vous… Vous êtes tellement romantiques ! Comme il vous plait, ce mythe du bon sauvage, cet homme proche de l’enfance, pur et vierge, en culotte de peau, qui ne désire rien d'autre que se rouler dans la boue. Il vous rassure, et il vous permet de tenir ces gens à bonne distance.
Monsieur Lopez, dans l'article intitulé "Je me bats contre les meilleurs scénaristes du monde"* explique :
"Pour que les Chipayas soient crédibles, la production insista pour qu’ils portent leurs vêtements traditionnels, normalement réservés aux jours de fête, pour toute la durée du tournage, même lors de travaux salissants […] Pour que l’isolement d’un peuple soit manifeste, le décor est essentiel. Ainsi, le lieu de vie des Chipayas subit des modifications. Ceux-ci vivent la moitié de l’année dans un village aux maisons rustiques et l’autre dans des estancias, exploitations agricoles en plein désert formées de cabanons en boue séchée. Les estancias étant bien plus pittoresques, les protagonistes y furent déplacés, alors que le moment du tournage correspondait à la période de vie au village […] La production prit aussi soin de dissimuler tous les éléments de modernité: du téléphone satellite aux récipients en plastique."
"Authentique: Dont l’autorité, la réalité, la vérité, ne peut être contestée. ANT. Faux."
Dans une émission en Ethiopie, on met une longue femme blanche en face de Sissay Abebe. Voilà qu'il raconte que ses certitudes ont basculé après avoir appris à lire. Il découvre alors les notions de droits de l’homme, ce qui le pousse à remettre en cause ses propres choix… Comme celui d’avoir marié de force sa fille à l’âge de 10 ans, la privant ainsi de toute éducation. Ah ? La modernité qui bouleverse les traditions est soudain tolérée. Pourquoi ne pas installer la femme blanche chez un homme qui défend le mariage forcé ? Pourquoi ne pas donner la voix à l'étrangeté rugueuse ? Vous n’aimez pas être trop heurtés.
"Aventure: ce qui arrive d'imprévu, de surprenant. Ensemble d'activités, d'expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et auxquelles on accorde une valeur humaine."
Les vrais diables, pour Monsieur Lopez, semblent être le téléphone portable (pas le fixe) et internet (sans quoi il aurait probablement mis environ 4 ans à documenter son émission). Il explique :
"Nous travaillons huit mois sur une émission, deux journalistes scientifiques plus mon rédacteur en chef réunissent toute la documentation scientifique qui existe sur la destination (…) Mon rédac' chef part ensuite, tout seul, avec son sac à dos, son appareil photo et un traducteur, bien sûr. Il parcourt la steppe pendant deux mois, dans des endroits fous, un habitant tous les quinze kilomètres, il parcourt la jungle, le désert, les montagnes. Pour Éthiopie, il est allé de village en village, en parlant à tout le monde. Nous savons précisément ce que nous cherchons : un être exemplaire. (…) Ils nous proposent alors un programme dense et, bien sûr, nous gardons le plus spectaculaire pour la fin (…) nous n’allons pas montrer la séquence la plus forte en début de film, ce serait un non-sens dramatique."
"Rencontre: Le fait, pour deux personnes, de se trouver en contact, d’abord par hasard, puis d’une manière concertée ou prévue."
Je résume. Le programme est élaboré des mois à l’avance, et l’être exceptionnel choisi selon des critères bien précis. Puis on lui fait rencontrer une célébrité française de couleur opposée. Ensuite, un lien se tisse entre eux, sous l’œil constant de deux caméras et d’un traducteur invisible (et coupé au montage), le tout en deux semaines. Si, par miracle, sous l'oeil de tous ces témoins à l’affut d’un rire, d’une larme, d’un vrai contact, les deux êtres exceptionnels partagent un bon moment, Monsieur Lopez tient la chandelle et sous-titre tant qu’il peut :
"C’est que du bonheur !"
Cette étrange matière filmique est ensuite montée comme une histoire (et la dramaturgie est déjà prête au moment du tournage, donc les conversations et les actions orientées), avec ajout d'une musique en mode mineur ou majeur selon l’émotion désirée.
Et voilà, "une rencontre forte, un lien authentique, plein d’émotions" sont nés. Tout est construit pour que le téléspectateur oublie qu'il est devant une mise en scène, pour qu’il croie que ce qu'il voit est "authentique et vrai". Péter, qui n'est ni sot, ni naïf, pleure parfois devant cette émission. Je ne comprends pas.
Émotion: Réaction affective, en général intense, se manifestant par divers troubles, surtout d’ordre neuro-végétatif.
Et ce que je comprends le moins, c’est que vous utilisez tous ces mots : éthique, authentique, vérité, rencontre, lien, aventure, pour nommer leurs contraires: malhonnêteté, faux semblants, prudence, contact forcé, emploi du temps, scénario, sécurité.
Pourquoi votre télé n’assume-t-elle pas son goût pour la mise en scène au lieu de vous mentir ? Vous pourriez enfin être conscients de ce que vous voyez et du chemin que vous empruntez, vous seriez enfin en mesure d'observer comment un montage peut vous amener à pleurer ou à rire avec la même matière de départ.
Et j’en reviens à ma conclusion habituelle. Vous croirez toujours plus facilement une réalité déguisée en fiction, car le réel sans parure manque cruellement de charme : plus complexe, plus nuancé, plus âpre, plus lent, plus difficile d’accès, moins efficace. La télévision l’a très bien compris. Et vous la laissez être plus intelligente que vous.
*http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/06/30/1600255_frederic-lopez-je-me-bats-contre-les-meilleurs-scenaristes-du-monde.html
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