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Liserde au Mexique #5 - Seule

Matin, Ixmiquilpan.

Je me prépare à faire seule, ce soir, la caminata nocturna. Je me demande si quelqu'un me raccompagnera à Ixmiquilpan cette nuit, j'ai peur qu'ils me fassent dormir dans une de leurs cabanes touristiques grouillantes de vipères. Angoisse, donc, bien sûr, panique aussi d’être brutalement jetée parmi ces inconnus qui me considèrent comme l'inquiétante étrangère. Je ne suis pas d'une nature follement téméraire, on l'aura compris.

Lupita téléphone au délégué. Il propose de venir me chercher. J’ai l’impression d’être une princesse. Je n'aime pas ça. Je décline. J'irai en combi. Nous déjeunons au marché d’Ixmiquilpan, elle me souhaite bonne chance avec un sourire malicieux. J'ai des sueurs froides. Dans la combi, l’angoisse s’estompe doucement.

13h. Piscine.

Des touristes partout, des tentes partout, du bruit, des ploufs.

Je vais voir Puri et ses joues dodues à l’accueil. Elle est débordée. C’est un week-end de pont. Nous serons plus de 70 ce soir, à faire la caminata. Je demande combien je lui dois. J'apprends que Seba, le délégué, m'invite. Je reste un temps assez long à l'observer. Entre deux coups de fils, elle m’invite chez elle, une belle maison de El Pozo, si je reviens ou si je veux changer de logement. Je ne sens pas que je l'agace, mais elle téléphone à Seba qui est au grand canyon. Elle hèle quelqu’un pour m’y accompagner. Elle me vire, de toute évidence.


Dans un 4x4 aux jantes chromées immatriculé Arizona, Javier, 19 ans, tatoué, dents en or, m’accompagne jusqu'au grand canyon. Il me raconte qu'il fait son année de service social, qu'il est né aux Etats-Unis. Ce soir, il sera dans la Border Patrol, parce qu’il sait parler anglais. J’apprends que ceux qui "jouent" dans la caminata ne changent jamais de rôle : ils choisissent selon ce qu’ils savent faire. Javier trouve ça très drôle d’ailleurs, de jouer au flic.


14h. Grand canyon. Accueil. Maribel aux talons hauts me demande si elle doit appeler le délégué, je dis que non, que j’ai le temps, il passera, de toutes façons, par ici, à un moment où à un autre. Alors je traine. Des touristes grimpent, glissent sur la tyrolienne, se promènent en barque motorisée, écoutent Shakira torse nus. Je me retiens violemment pour ne pas prendre de photo. Si je le fais je suis touriste aux yeux des membres de la communauté qui m'observent constamment. Encore une fois, je me retrouve entre-deux, et ça vaudra jusqu’au bout de la nuit. Alors je m’assois, regarde, écoute. Je me rend compte à quel point je déteste être si visiblement étrangère. Un jeune, qui était au dîner hier, vient me parler. Je lui apprend à prononcer haricot rouge en français. Il hurle de rire. Nacho, un des sous-délégués, nous rejoint. Je leur apprends voiture, saule pleureur, maison, papa, ils m’apprennent des mots Hñähñus. Ils connaissent au centime près le taux de change avec l’euro (que moi-même je n’arrive jamais à retenir), et même le montant du SMIC. Ils paraissent étonnés qu’on ne puisse rien payer en dollar dans mon pays. Ils s’éloignent. Je reste seule, peu de temps.


Don Carlo, à son tour, s’assoit près de moi. Dans la caminata, il allume les torches avec son équipe sur la colline. Il veut que je le tutoie, ce qui ici n’est pas fréquent. Quel âge tu me donnes ? Je luis dis 53 (il paraît 60). Il rit et me dit qu’il a 44 ans, trois enfants dont le plus vieux a 17 ans, et une épouse, tous à Phoenix. Je m’excuse, il me dit que c’est normal, que cette vie de labeur ruine. On parle du SMIC, des loyers. Il compte les jours, doit repartir en Août. Je lui demande si ce n’est pas trop dur d’être loin de sa famille. Il me chuchote que non, que ça c’est le meilleur. Avec une petite étincelle dans les yeux :


Ca fait 20 ans que je suis marié. Tu te rends compte ? Ici, au moins, ça me fait des vacances. Parce que dans le mariage, tu es obligé de faire des compromis, faire des choses que tu n’as pas envie de faire, et moi j’aurais voulu être libre, partir, comme toi, où je veux, faire ce que je veux, ça oui j’aurais aimé. Tu as de la chance d’être libre. C’est dur d’être un homme.


Don Carlo n’est pas allé plus loin que la maternelle, il regrette, et s’il avait l’argent, s’il pouvait laisser sa famille un temps, il se prendrait un an, là, pour faire des études. Maintenant il est décorateur d’extérieur, il fait les finitions des maisons. Mais il est payé au noir et passe toujours la frontière illégalement. Voilà pourquoi je parais si vieux ! Soudain, il me parle des "autres" qui sont venus filmer, qui ont dégainé trop vite, selon lui, leur caméra, et puis sont repartis aussi vite. Il croit d’abord que j’écris un livre. Je lui raconte mon projet, je vois bien que ça ne lui parle pas trop. Puis il me pose plein de questions fatigantes sur mon futur mariage et mes futurs enfants. Je façonne ce fiancé imaginaire avec des détails qui me surprennent moi-même. 17h. J’aperçois Seba, le délégué. Quand « ses hommes » sont autour, son discours est très différent, et même son regard. Il se livre un peu. Divorcé (ce qui est très rare voire inexistant par ici), il a fait des études de droit et s’est retrouvé, à 34 ans, délégué de sa communauté, à la tête d'une centaine d’hommes qui savent à peine écrire, qui ne s'intéressent qu'à l'argent et qui s’engueulent constamment. L'homme parle un castillan sommaire mais, me dit-il, il a lu tout Dante, tout Machiavel, tout Descartes. Monocorde, difficile à écouter et curieux des critiques, il est indiscernable. Inventé comme personnage, on n'y croirait pas. Il m'avertit, n'aimerait pas que le monde (qui verra mon film) croie que la caminata est un entrainement pour le passage de la frontière. Je le rassure. Inexplicablement, il embraye sur Homère. Il voudrait voyager en Italie, en Grèce. Il veut faire du droit comparatif. Mais dans ses yeux on lit soudain, alors qu’il s’emballe, une fatalité. Ses désirs devraient se porter sur la communauté, et non sur les voyages. Je crois qu’il est totalement partagé, ou bien fou, j’hésite encore.

Lui aussi a hâte de partir, tout en valorisant, entre investissement et sacrifice, sa mission de délégué. Tu te rends compte que j’ai tous ces hommes à ma charge ? On parle de politique, il adore Sarkozy, surtout parce qu’il sort avec un mannequin. C’est incroyable cette beauté qu’il traine partout avec lui, non ? Qu’est-ce que tu en penses ? Je bafouille. Il enchaine sur le cinéma.


J’aime que les personnages soient complexes, qu’ils aient une apparence, et puis qu’on découvre par en dessous qu’ils sont autre chose en réalité, et puis encore autre chose


Je pense à cette phrase de J-C Carrière à propos du Mexique, qui m’a beaucoup fait réfléchir en écrivant sur ce projet : "On soulève un masque pour découvrir d’autres masques". Sur ce, croyant avoir trouvé là une oreille, je détaille mon projet à El Pozo. Mais je n'ai pas l'impression qu'il comprenne, tant ses traits se figent. Et je me demande soudain si ce discours sur les personnages n'était pas un message (Lupita m’avait averti qu’il parlait par métaphores) pour me dire "je dois encore prendre le temps de te connaître avant de te faire confiance". Pourtant je persiste. Je lui demande si je peux m’infiltrer dans les assemblées où on décide le parcours de la caminata. Ses traits se tendent, il grimace. Ça va être difficile. Ça le met dans une position très délicate. Avec une tension accrue il me dit à soudain que je peux faire ce que je veux (mais pourquoi cette tension?), sans comprendre que je vais filmer, puisque je n’ai pas encore montré le bout d'un appareil, et que ça doit être rare, pour quelqu'un qui veut filmer. 18h. Seba ne veut plus que je le quitte. Lupita m’a chargé de veiller sur toi. Je monte dans sa bagnole, qui n'est pas un 4x4. On croise Mari, une jeune femme chaleureuse. Elle nous invite à manger chez elle, une maison à l'extérieur très cossu et à l'intérieur en construction. Nous y retrouvons, en plus des poules, sa sœur, Margarita, qui est en fauteuil roulant, son fils, un gros ado muet, et le vieux père, sourd comme un pot. Tout de suite, j'aime l’ambiance de cette maison, la fraicheur de ces deux sœurs (enfin des femmes accessibles !) et ce vieil homme qui me hurle des gentillesses dans les seuls mots espagnols qu’il connaît. On mange du poulet, je dois me resservir plusieurs fois (apprendre à manger moins vite), car Seba me dit que la caminata va finir tard, très tard, et qu’il faut se requinquer. Il monopolise la conversation, parait gêné, se répète, me parle à nouveau de sa visite virtuelle de Notre-Dame, mais aussi, bizarrement, de Saint-Thomas, qu'il cite en suçant des os. Margarita, quant à elle, veut absolument m’apprendre des chansons en Hñähñu.

Je commence à entrevoir mon dilemme récurrent, l’envie de juste être là avec les gens, sans les filmer. L’envie de faire connaissance pour rien. Compliqué. Position sans cesse à réfléchir. Dans la voiture, coupable, je dis à Seba que je ferai quelque chose de publicitaire pour lui, un petit montage que je mettrai sur internet. Il est content. On repasse par la piscine. Ne crois pas que tu vas te débarrasser de moi comme ça me dit-il alors que je m’éloigne. Je remonte dans la voiture, nous voilà chez Silvia, qui vit avec sa sœur Leti, leur mère et plusieurs petits enfants (à qui sont-ils ?) dans une ruine rafistolée avec une porcherie, des chiens et des poussins. Silvia est une fille "moderne" qui fait de l’artisanat, le ménage, prépare le café à la fin de la caminata. La conversation entre Seba et la mère me semble éternelle. Tout s’est déroulé en Hñähñu. J’ai failli m’endormir.



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